En quel temps vivons nous ?
C’est un petit livre curieux. Il coûte dix euros pour soixante douze pages et ça a bien failli nous rebuter. Mais les temps de l’édition sont durs et si nous avons une certitude, c’est que “La Fabrique” n’est pas obnubilée par la rentabilité. Lançons nous, donc.
La préface nous renseigne : en fait la baseline devrait être retournée. Il s’agit d’une conversation de Eric Hazan courrant après Jacques Rancière pour en obtenir des réponses. Ce qui n’est pas facile. L’auteur des “Maîtres ignorants” défend, dans la lignée de Jacotot, l’idée socratique que c’est à son interlocuteur de trouver ses réponses à lui.
Le jeu de questions réponses s’est fait de façon épistolaire. Par email, sans doute et c’est bien dommage car il est très tentant d’imaginer les deux vieux sages s’écrivant à la plume, à la lueur d’une bougie ou d’une lampe à pétrole. En tous cas, ils ont joué le jeu : aux questions de Hazan de douze ou vingt lignes répond Rancière en plusieurs pages. Le dialogue en est vraiment un, on est loin de l’interview média ou de la figuration du pauvre Glaucon dans La République de Platon.
S’il y a une opposition entre les deux hommes, elle tient au rapport au temps et au sens de l’histoire. Rancière récuse complètement la conception marxiste d’une évolution linéaire allant dans la direction d’une élimination plus ou moins proche et plus ou moins violente de la domination capitaliste. De même qu’il récuse son formalisme et la structuration bien identifiée de blocs et de classes. A ce titre, il est très difficile de lui faire répondre à la question : qu’est ce qui se passe, actuellement ?
Rancière lie intimement esthétique et politique. Et alors il concède à Hazan : “S’il y a une spécificité à notre époque, elle est dans ce mode de voisinage indécis entre le militantisme politique, l’attention aux transformations des formes de vie et un monde de l’art qui est marqué par le croisement des types d’expression et le montage de leurs éléments plus que par des dynamiques propres aux arts constitués.” S’il y a un mot important, c’est peut être l’adjectif “indécis” qui conduit à du butinage et des parcours sinueux entre modes de vie alternatifs, travaux artistiques et implication politique. Le tout formant confusément une unité, une expérience et, au final, une émancipation : “L’émancipation, hier comme aujourd’hui, est une manière de vivre dans le monde de l’ennemi dans la position ambigüe de celui ou celle qui combat l’ordre dominant mais est aussi capable d’y construire des lieux à part où il échappe à sa loi.”
On est très loin du culte romantique de l’insurrection tel que défendu par le Comité Invisible, également aux éditions La Fabrique de Hazan. A ce titre, Rancière pose un regard moins sévère et plus partagé sur les assemblées de “Nuit Debout” qui, si elles n’ont débouché sur rien, ont au moins été une occasion d’un “Etre ensemble – contre un ordre du monde qui sépare et met en concurrence”.
S’il est une absence bruyante dans cette réflexion sur notre époque, c’est celle de l’écologie qui n’est tout simplement abordée. Alors que s’il est une question cruciale, dans les temps que nous vivons, c’est bien celle ci. Mais voilà que Rancière, presque pour conclure “La plupart de ceux qui me critiquent s’en tiennent à déplorer que je parle de ce dont je parle et que je ne parle pas de ce dont je ne parle pas. Ce n’est ni très gênant, ni très utile.”
C’est la leçon de Jacotot. Mettons que ce qui nous manque dans l’oeuvre de Rancière, ça soit à nous de l’inventer.