Dernière sommation

Présente t-on encore David Dufresne ? Journaliste, écrivain et réalisateur de documentaires, il a conçu et produit plusieurs œuvres transmédia marquantes, comme le webdocumentaire Prison Valley ou le plus inclassable Fort McMoney. En 2012, il se présente comme suppléant de Pierre Mounier aux élections législatives avec le Parti Pirate(qu’il a quitté depuis ). Et depuis 2018, sur Twitter avec le tag #AlloPlaceBeauveau, il se livre à un travail de recensement des violences policières qui s’abattent sur les Gilets jaunes ( https://www.mediapart.fr/studio/panoramique/allo-place-beauvau-cest-pour-un-bilan ). Toujours précis et sourcé, “Allo Place Beauveau” devient une des sources d’informations les plus complètes et les plus fiables sur les dérives de la répression en cours, alors que l’essentiel des médias grand public choisissent de détourner les yeux et qu’ Emmanuel Macron déclare crânement “qu’il n’existe pas de violences policières”.
C’est de ce matériau que David Dufresne tire son premier roman Dernière sommation. L’auteur annonce le projet : « faut-il faire un détour par la fiction, puisque les faits échouent à susciter la prise de conscience escomptée ? », ce qui ressemble un peu à un sujet de dissertation de khâgne. Et auquel on serait tenté de répondre rapidement. Car il semble d’abord douteux que les deux canaux, le journalistique et le romanesque, puissent toucher des cibles différentes tant le deuxième emprunte massivement au premier.
Sur une trame narrative finalement assez simple, Dufresne brode des textes tirés littéralement de ses propres tweets, d’articles de presse ou de déclarations politiques de la dernière année. En procède une œuvre en cut-up étonnante et finalement assez virtuose. Sur le plan littéraire, l’enjeu majeur est le rapport de la fiction avec la réalité. Qu’est-ce que l’un apporte à l’autre ?
En toile de fond apparaissent les noms de politiques et de militants réels mais les personnages agissant du roman sont fictifs. Dardel, l’alter ego de l’auteur, mène l’enquête. Son adversaire en miroir, Andras, le syndicaliste policier, se révélera l’invention la plus intéressante. Manipulateur et fascisant, il sera aussi le porte-voix des souffrances réelles qu’éprouvent les policiers dans la crise des Gilets jaunes et que Dufresne ne cherche jamais à minimiser. Façon de démontrer que même quand on a choisi son camp, la forme romancée permet une appréhension plus large et détaillée des nuances de la réalité.
Car pour l’essentiel, Dernière sommation est une spirale infernale rythmée par les tirs de grenades et de LBD, les blessures et les mutilations et dont la violence insoutenable est encore aggravée par les déclarations obscènes de l’oligarchie politique et médiatique. Cette brutalité physique et policière mais également politique et discursive a provoqué chez le citoyen un peu conscient un véritable état de sidération. Dufresne la fait revivre sans tenter de la dissiper et son personnage avance au milieu de véritables scènes de guerre sans être davantage capable que nous de répondre à ces questions : Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que la France est devenue ?
On reproche usuellement aux essais ou aux romans qui collent de trop près à la réalité un opportunisme de circonstance. Ces livres, dit-on, vieilliront mal quand les faits auxquels ils se réfèrent disparaîtront des mémoires. Sans prétendre lire dans les astres, nous prédisons un destin inverse à Dernière sommation. Plus le temps passera, plus ce livre deviendra indispensable. Au moins à tous ceux qui voudrons approcher l’époque dans laquelle nous vivons aujourd’hui.
C’est là peut-être la réponse à la question que se pose Dufresne. Non, la fiction n’est pas un “détour” mais au contraire une forme d’aboutissement. C’est une instance d’énonciation qui rend les faits intelligibles, sinon compréhensibles. Et qui leur permet de vivre davantage dans l’espace – ça, on verra – mais surtout dans le temps.Cette « Dernière sommation » contribuera-t-elle à une nécessaire “prise de conscience” ? L’avenir nous le dira. Mais une chose est certaine : David Dufresne a planté une graine pour le futur.